Elle rit à gorge déployée à une blague qu'elle n'aurait pas trouvé amusante en temps normal, mais le fait est que mademoiselle a trop bu. Elle s'est saoulée pour oublier, pour avoir un trou noir le lendemain, pour avoir la surprise dans les magasines people. Pour s'amuser. Pour se défouler. Pour ne plus être elle-même et être quelqu'un d'autre.. Quelqu'un qui pourra détruire son père plus facilement que la vraie elle, la "elle" sobre. Il est vrai que même sobre, elle est capable de faire tout pour faire tomber son père, mais elle y arrive tellement mieux bourrée.. Enfin, c'était ce qu'elle pensait très sérieusement, malheureusement elle n'avait jamais essayé autrement, et elle n'en avait pas l'intention. Alors elle continuait. S'autodétruire pour détruire l'autre, quelle conception triste de la vie, vous ne trouvez pas ? Et puis elle a une idée pour se faire remarquer. Elle va monter sur la petite scène mise en place pour la soirée chant, et elle va "chanter". Chanter comme elle le peut, chanter avec l'alcool dans la voix, rien ne pourra garantir du résultat.. Surtout pas elle. Elle se glisse du siège qu'elle monopolisait depuis à peine une heure au bar, abandonnant par la même occasion son "prince" de la soirée et l'oubliant déjà .. Elle s'est rendue sur la scène exigeant d'avoir son tour. Par chance les gens ne se pressaient pas vraiment sur l'estrade pour donner de la voix et elle ne dut pas s'imposer de manière.. Brutale. Elle se saisit du micro et un bruit strident détruit toutes les oreilles de l'auditoir. « Oups.. » Elle a maintenant l'attention de tout le monde, qu'elle le veuille ou non. Elle indique au pianiste qu'elle veut chanter People Help The People de Birdy et se met face au public avant de fermer les yeux.

Les premières notes raisonnent, elle sont comme en suspension dans l'air. RJ n'a même pas la force de se demander si c'est l'alcool qui provoque cette impression ou son amour pour la musique. Elle frissonne, sourit. Elle se sent bien, belle, lumineuse, libre. Elle se sent vivre et c'est tout ce qui l'importe. Les premières paroles qu'elle chante, très douces, presque timide. Et puis ça monte, en intensité, en émotions, en partage. Et puis elle continue, vient le refrain qui la surprendrait presque. C'est magique alors elle sourit. Elle en oublie le reste, le monde, son père. Elle ne veut plus le haïr, juste lui donner cet amour qu'elle ressent en elle pour lui mais qu'elle ne peut laisser sortir. Sa voix tremble, ils mettront ça sur le compte de la boisson.. Si seulement ils savaient. Elle chante de plus belle, envoie tout dans les mots, dans les notes, dans la musique. Elle sent quelque chose qui pulse en elle, un chagrin, une tristesse insondable.. Peut-être qui la rend si spéciale, peut-être ce qui lui fait si mal. Une larme coule, seule et unique. La chanson se termine, elle se détend, elle se réveille. Elle ne peut laisser s'échapper une larme de plus, elle ne peut se le permettre. Son sourire se fane, sa tristesse est tout ce qui lui reste..

Et puis soudain, autre chose : nausées. Elle se précipite vers le fond de la salle, vers les toilettes. Elle rend ce qu'elle a consommé, comme si son corps n'en voulait pas après tant d'émotions sorties en si peu de temps. Elle sent que quelqu'un lui tient les cheveux et quand elle a enfin la force de se relever, elle se retrouve face à une totale inconnue. « Euh.. Merci ? »

« Oui maman … » Penaude. Voix de soumission et étranglement dans la gorge. J’avale ma salive, difficilement. Je n’ai pas appelé ma mère depuis une semaine. On –Sacha et moi- a été injoignable le jour de notre anniversaire et je me fais engueulée à cause de ça. Enfin on, avec Sacha. Mais c’est moi qui ai décroché, donc je me prends les premières offensives. En pleine gueule. Même si tout arrive dans mon oreille. On a beau avoir un océan et des milliers de kilomètres qui nous sépare, se faire engueule par maman c’est toujours aussi douloureux. Je suis certainement une des filles aux mondes les plus bavardes au téléphone. Mais là … J’écoute, silencieusement. Sacha est à côté de moi. Se moquant royalement de ma gueule. Comme savent si bien faire les anglais. Je lui tire la langue. Mais je suis coincée. Sous l’emprise des tentacules de la mère. Je refuse, à partir d’aujourd’hui de décrocher le téléphone pendant un mois !
Maman me jette un flot de remontrances, de conseils, et autres que seules les mères inquiètes peuvent faire. « Oui, mais ma.. » man … Coupée. Impossible de l’arrêter. Autant essayé de vouloir stopper une formule un lancée sur un circuit. Je m’affale sur le canapé, écrasant Sacha au passage qui gémit sous mon poids.
Silence.
Hésitation. J’ouvre la bouche une fois. La referme. La rouvre. Je me lance. « Maman ? » Elle répond. C’est bon ! L’ouragan Mrs Saint-Jones est passé. Je souffle, de soulagement. Je mets le haut-parleur pour faire profiter Sacha. Mais j’aurais du le mettre avant, histoire qu’elle aussi se fasse engueuler. « Maman. Je vais adopter un chien. Un dalmatien. Je vais le chercher le vingt-sept. C’est le cadeau que Sacha m’a fait. C’est mignon non ? » Silence. Je sens les représailles arriver. « Un dalmatien ? Mais je croyais que tu voulais un King Charles ! Un chien anglais … » Ah … le voilà le problème. Ma mère n’était pas raciste. Non, certainement pas. Mais elle était anglaise jusqu’au bouts des doigts, et très fière. Elle avait un King Charles. Qu’on avait appelé Lady. Comme dans La Belle et Le Clochard. C’était le dessin animé préféré de Sacha. Mais moi ça a toujours été les Cent et un Dalmatiens. « C’est moi qui aime les King Charles maman. » Merci Sacha. « Moi ce sont les dalmatiens. » « Bon … magnifique ! Tu nous enverras des photos ? » « Oui maman. Bon, maman, on va te laisse, on sort ce soir avec Sacha. Bonne journée. Bisous bisous ! » « Bisous à papa aussi ! » Je raccroche. Et allonge ma tête sur le canapé. « Morning Coffee ? » « Morning Coffee ! » Question. Réponse. Fusion totale et même envie que ma sœur.
Je me lève, tire Sacha par le bras pour qu’elle suive. On prend notre sac à main. Chacune. Direction le bar ! On est jeudi. Et tous les jeudi, avec Sacha on passe la soirée toutes les deux. D’abord le bar, puis après on rentre et on regarde un vieux film, avec du pop corn. On s’endort toujours avant la fin du film. Parce que trop bu, trop fatiguée. Du coup, le dimanche on regarde la fin du film. Le dimanche c’est toujours un jour de diète : pas d’alcool, pas de sexe, … Il ne se passe jamais rien de bien le dimanche. La preuve … on regarde la fin des films…

Sur le chemin, on papote avec Sacha. Je lui parle surtout du dalmatien que je vais bientôt récupérer. Je suis impatiente ! Excitée même ! Une vraie pile électrique. Je suis hyperactive. Alors, imaginez l’état dans lequel je suis. PIRE !
Je pousse la porte du bar. On nous regarde traverser la salle. Les yeux intrigués, nous fixant avec force. La gémellité faisait mouche ici. C’en devenait banal de nous dévisager de la sorte parce que nous étions les copies conformes l’une de l’autre. Mais qu’importe ! Je regarde la salle. Je la vois. Elle. Riley-June Hutcherson. « Sacha. Regarde. Il y a Riley-June ! » A partir de ce moment là, elle sait que je ne serais qu’à moitié présente ce soir. Depuis peu, cette femme m’intrigue, m’inspire. J’ai commencé à collecter plusieurs informations sur elle. Son caractère. Sa façon d’être. Sa personnalité me fascine. Si fragile … si exposée. Je voyais déjà un scénario au destin tragique. Du drame à l’état pur. Celui qui fait mal. Qui vous étrangle le cœur, et vous fait monter les larmes aux yeux. Mon inspiration est ingérable. Presque autant que moi. Imprévisible. Sacha sait qu’elle est impuissante face à ça. Je sors mon carnet, et mon crayon, tout en m’asseyant, retirant mon manteau. Sacha commande à boire pour nous deux. J’observe.
Elle monte sur scène. Elle est déjà à moitié détruite. Fascinant. Sa voix est magnifique. Il n’y a pas de toute. Elle est au bord du gouffre. Complètement absorbée. J’en délaisse Sacha.

Retour brutal à la réalité.
Mon verre que je renverse maladroitement sur la table. Le contenue coule jusqu’au bord de la table et se jette sur ma jupe. « Et merde… » Je soupire. Trop absorbée par Riley-June, j’en fais des conneries. Bon. Je me lève. « Je vais nettoyer ça au toilettes, avant que ça s’incruste. Tu peux me recommander la même chose s’il te plait ? » Elle acquiesce. Je me dépêche d’aller aux toilettes pour nettoyer la tache avec de l’eau chaude. Ouf. Ça part ! Mais j’ai une grosse tache d’eau maintenant. Et ça se voit.

La porte claque. Suivie d’un galop de talons. Je ne vois qu’une tornade blonde passer. Tanguer. Se jeter sur la cuvette des toilettes. Instinctivement je vais à son secours. Je prend les cheveux de la jeune femme et lui mets en arrière. Trois … Deux … Un … Une fontaine nauséabonde et dégueulasse sort de ses lèvres. Grimaces. L’odeur me pique le nez. Je reconnais Riley-June. Pas étonnant, vu ce que j’avais pu apercevoir sur scène quelques minutes avant. Une fois vidée, la blondinette se redresse. « Euh.. Merci ? » Je souris. Chaleureusement. « De rien. Tu devrais aller te rincer le visage. Ça te fera du bien. » Et ça t’enlèvera quelques restes sur le coin de la bouche aussi … « ça va mieux ? »