Bizarre, de vivre comme tout le monde. A dix-huit ans, Caleb ne s'appelait pas Caleb, mais il s'était envolé en compagnie de stars, de gardes du corps et d'escorts girls vers Los Angeles où il avait débarqué ivre de femmes et de champagne, son nœud papillon en désarroi. Les flashs des appareils photos l'avaient ébloui telle une biche sur l'autoroute, il avait récupéré son serpent à la douane et avait posé avec l'animal assoupi, les photos étaient encore sur internet. Depuis, il avait paru souvent aux côtés des stars et au bras de sa jeune compagne, le chihuahua aux yeux marqués de lueurs rouges essayant de grimper sur son épaule, ses tenues toujours plus coûteuses et son maintien plus princier.

Et soudain, voilà qu'il était sur un canapé, en train de zapper distraitement d'une main tout en caressant de l'autre les longs cheveux noirs d'un Russe tatoué qui ronflait, la tête sur ses genoux, à moitié habillé. Et le tapis rouge explosait de ses teintes chatoyantes devant sa rétine incrédule, les crépitements des photographes et les cris enthousiastes de la foule, la voix précipitée des présentateurs dopés à la coke, les affiches immenses... tout ça contenu dans un minuscule boîtier de télévision. Bon, d'accord, pas si minuscule, il y avait mis le prix. Mais tout de même... il regardait les Oscars à la télé, une rediffusion en plus et il réalisait brusquement qu'il en ignorait complètement les résultats ; pire, ça lui était profondément égal.

Un mot seul avait retenu son attention : Town Square. Oui, évidemment que ça lui disait quelque chose, c'était leur nouveau lieu de résidence ! Eh bien, il semblait qu'une des célébrités nominées à cette illustre cérémonie était une locale, une voisine pour ainsi dire, il l'avait juste sous la main et aussitôt les rouages de son esprit opportuniste se mirent en mouvement, cherchant quelle utilité il pourrait trouver à cette petite coïncidence amusante. Le milieu de la nuit était toujours le moment où il formait ses idées de génie. Mais il n'eut pas vraiment besoin de se creuser la tête pour trouver celle-là : il venait de recevoir une proposition de concours qui ne demandait qu'à éveiller les intellects les plus brillants, les talents les plus originaux de la petite ville. Le clip qui saurait séduire le jury serait mondialement diffusé pour promouvoir une nouvelle marque de parfum, et ce serait aussi une publicité magnifique pour sa petite agence, mais il n'avait personne pour établir un storyboard, un "scénario" du clip - même si le mot était peut-être un peu ambitieux pour une création de deux minutes maximum. Son orgueil lui disait qu'il pouvait s'en charger lui-même ; sa raison lui assurait qu'il valait mieux faire appel à la scénariste nominée aux Oscars.

Il ne lui fallut que quelques coups de téléphone, le lendemain bien sûr, à une heure décente, pour contacter la demoiselle et lui fixer rendez-vous en ville, dans un lieu qu'il choisit sympathique, propice à la boisson, au rire, à l'intimité et aux décisions sur un coup de tête. Les jours passèrent vite et celui du rendez-vous arriva, un beau jour de froid sec et clair comme une carte postale. Et comme en souvenir du bon vieux temps, pour faire un pied de nez aux consignes de sécurité aussi, il passa son complet veston de dandy victorien, celui qu'il avait porté aux Oscars de l'an passé ; ses cheveux avaient beaucoup poussé depuis, il avait négligé sa barbe, mais la tenue était rigoureusement la même, moins le chihuahua, Dieu merci. Il avait au moins échappé à ça. C'est à quinze heures tout juste qu'il vint s'installer à la terrasse du pub irlandais pour attendre la demoiselle, cherchant du regard dans la foule grise et affairée du centre-ville cette chevelure radieuse qu'il avait aperçue à la télévision. Il n'avait que peu expliqué sa proposition au téléphone, voulant ménager un certain effet de surprise et surtout jouer de son charme physique de visu ; il avait simplement évoqué la possibilité d'un contrat.