Maman ne veut pas qu'elle porte cette veste en jean. Large, épaisse, col en cuir marron. - T'es pas un cowboy, Nora, qu'elle a dit. Derrière elle, y avait papa, tous sourires. La veste : c'est la sienne. Léguée à sa fille avec émotion, et cette consigne : ne la porte pas devant ta mère. Docile, elle obéit. Elle sort de la maison avec un blazer - et monte dans le taxi la grosse veste sur le dos. Supplément : le string sous la robe blanche. Pour Saïd, si elle ose.
(Honnêtement, elle préfère les culottes de cheval.)

Dans le taxi, elle ouvre la fenêtre en grand. Elle passe sa main dehors et essaie de combattre la force du vent. Elle peine, la Nora, contre le vent. Déjà qu'elle eut presque pas soulever un carton plein. Saïd, avec sa puissance et sa grande main, il pourrait. Il peut faire beaucoup plus de choses qu'elle, il est tellement plus fort. Mais pas que. Saïd, il est aussi gentil, doux, intéressé, intelligent et beau. C'est la vision qu'elle a de lui - l'innocente.
Saïd, ça rime avec caïd, elle oublie pas.

Elle a rêvé d'un nuage. Un nuage d'orage. Noir, gros, il cachait le soleil. Il faisait un peu peur, on avait pas envie de lui dire d'aller éclipser d'autres soleils - on voulait pas le contrarier. Nora le regardait de son jardin. Elle est resté comme ça, pendant des heures. Elle en avait mal au cou. Sa mère est sortie pour lui dire rentre Nora, et arrête de regarder ce nuage, c'est un mauvais nuage. Mais Nora, elle trouvait un air gentil au nuage.
Ce nuage, c'était Saïd.

Saïd l'obsède. (Ah oui ?) Il est dans ses rêves la nuit. Et le jour dans ses pensées; il est la voix qui a dit : porte la veste dans le dos de ta mère. Ça lui fait peur. Saïd dans sa tête, Saïd dans ses songes, Saïd dans son cœur. Elle voudrait juste qu'il soit à la réunion des anciens élèves. Qu'il soit là et la sauve des Kayleigh, des Lena, des Brad.
De ce qu'elle était ?

Celle qui recrachait son sandwich une fois qu'il était avalé. Celle qui était pom pom girl. Celle qui sortait avec des joueurs de football américain. Celle qu'elle croit ne plus être. Avec son petit bureau, son téléphone, son clavier, son agenda. Avec ses collègues greluches, mesquines, jolies. Et son patron, ex quarterback - confession sur la photocopieuse. T'as pas changé, Nora Bird, t'as pas évolué.
Il reste Saïd.

Ils ont étalé sur les murs des vieilles photos de classe, des clichés pris en voyage. Les anciens élèves sont serrées dans des tailleurs/costards qui doivent prouver qu'ils ont réussi. Tout le monde fait tchin tchin. C'est d'un ridicule qui plait à Nora. Puis, froncement de sourcils délicats - elle imagine mal Saïd au milieu de ces gens. Pourtant, il est là. Parce qu'elle le lui a demandé.
Il parle à sa clope.

Elle se faufile jusqu'à lui et glisse un bras autour de sa taille. Elle allait presque joindre leurs lèvres - parfois, elle oublie : ils ne sont pas un couple. Et puis. Nora n'embrasse pas. Nora se fait embrasser. On attrape son visage, on plaque nos lèvres sur les siennes sans demander la permission. Et Nora, elle ouvre de grands yeux étonnés. Elle se laisse faire. Elle répond pas. Jamais. Elle attend de récupérer sa bouche.
Elle pense un peu à Saïd, ça rend la chose meilleure.

- Regarde, ton t-shirt il est dans la couleur de mon vernis ! Et ce string, qui la gratte.

Il sourit du sourire spécial elle. Il est tellement plus beau comme ça. Le sourire Nora aux lèvres, même Lena lui trouverait un air de beauté. Un quelque chose d'émouvant. Il sourit si peu, de cette façon. - Je ne suis pas sûr qu'il y ait que ça de concordé. Elle hausse ses jolis sourcils blonds. Elle leur voit très peu de points communs. - Tes fesses sont magnifiques. Elle produit un rire nerveux. Un petit Saïd ! aigu. Dans sa bouche, le nom est doux.

Saïd la déstabilise. Pas vrai Nora ? Toi qu'est si sure de toi dans la vie : tu veux un joli/gentil mari, un travail stable (oh, ça c'est fait), une maison high tech et une autre au bord de la mer pendant les vacances. Saïd te fait perdre tous tes beaux moyens. Parce qu'il te brûle quand il te regarde. Parce qu'il peut très bien te dire j'ai envie de toi et on va marcher dans la forêt dans la même conversation. Il te déstabilise parce que tu sais jamais quoi penser, avec lui.

- Viens, on va voir les photos. Les photos de classe et les sourires forcés. Les photos de voyages scolaires et les rires sincères. Les photos du bal de promo et les robes de couleurs vives. Nora a été au bal de promo avec un Dave ou un Sean. Elle voulait se montrer au bras de Saïd - il n'était même pas là. Elle imaginait la soirée. Saïd en costume. Saïd l'attendant sur son perron. Saïd tout propre. Saïd dans ses bras pour une danse. Et finalement, pas de Saïd du tout, et ce Dave/Sean. Doux regret.

Ce qui fait mal l'ennuie alors elle s'éloigne des photos pour se rapprocher des boissons. Elle se fait bien silencieuse, la Nora. Le souvenir du bal de promo et l'entrée en matière de Saïd lui ont coupé la chique. Elle comprend pas toujours tout. Les règles qui disent que les filles comme elle ne vont pas au bal avec les garçons comme Saïd. Et Saïd. Saïd, elle ne le comprend. Elle a beau essayer, se retourner le cerveau, chercher un sens à certaines de ses paroles, certaines de ses faces sombres, elle pige pas.

Silence. Et puis, on lui saute dessus. Elle sursaute de surprise et de mécontentement. C'est Brad. Il ressemble exactement au mari parfait. Chemise de costume, cravate, pantalon avec un pli au milieu, il a même la raie au milieu le con. Il l'ennuie déjà. - Nora ! J'attendais de te croiser. Ça fait plaisir de te voir ici. Pause. Coup d’œil à un Saïd sombre. - Je savais pas que tu voyais toujours des gens du lycée. Référence à Saïd.

Dur de croire qu'elle a abandonné les Brads, les Lenas, pour garder Saïd et seulement Saïd. Et pourtant. - Viens, tous les autres sont là. Tous les autres cons. Il entraîne Nora et laisse Saïd avec madame cigarette. Impuissante, elle suit. Docile. Et ça s'embrasse sur les joues. Et ça crie de joie. Et ça trinque les verres. Et ça papote. Prise dans ce tourbillon de bêtise, Nora reste silencieuse. - Et toi Nora, alors ? Tu deviens quoi ? Un lapin.

- Je suis la secrétaire de monsieur Bishop, l'avocat. Vous devez connaître. Et ils connaissent. Ils commencent à en parler - un grand homme, ce Bishop, un avocat d’exception, un modèle pour ses collègues. Elle se tait. Elle regarde vers Saïd, il bouge pas. Alors c'est ça. D'être des amants maudits. De pas pouvoir aimer celui qu'on veut sans recevoir des regards méprisants et des commentaires désavantageux. C'est ça de pas pouvoir aimer librement quelqu'un.

Elle se sent Juliette et le voit Roméo. Elle espère qu'il gardera les poisons loin de lui. Manquerait plus qu'elle se retrouve sans Saïd. Une drôle de tragédie tout ça. Elle aimerait la transformer en un drame digne d'un film. Elle courrait dans ses bras et lui dirait, viens, on s'en va, ils grimperaient sur la moto, ils partiraient loin des parents, loin des anciens élèves, loin de la bêtise. Ils iraient ailleurs. En Alaska. Ils vivraient d'igloo et d'ours blancs. Ils ne feraient plus qu'un - par amour et à cause du froid.

- Mais Saïd et toi, vous êtes ensembles ? Non.