La carte de visite arborait le logo choisi par Caleb, une plume aux couleurs de l'arc-en-ciel, stylisée dans des teintes pastelles, engageante et poétique sans être tapageuse ; ainsi qu'une signature en cursive déliée : C. Griffith, Artus Rainbow Company. Le professeur d'arts du cinéma releva un regard peu impressionné après avoir examiné ce petit carton, et Caleb sut que la négociation serait ardue ce jour-là.

Le clip en projet nécessitait des apports divers, auxquels la minuscule compagnie ne suffirait pas. Le principal problème n'était pas l'argent - ça, il en faisait son affaire - ni la décoration - le reste de son équipe était sur le coup ; non, le problème, c'est qu'ils manquaient de femmes. Le clan était exclusivement masculin, certains plus que d'autres certes, mais tout de même ; et pour tourner un clip pour vendre du parfum aux demoiselles, un clip original certes mais classique, c'était bien précisé dans les termes du contrat, on ne pouvait pas simplement coller une perruque à Dustin et ordonner à Cristopher de lui coudre une robe à froufrous. Non, il allait falloir montrer de la mamelle. Pas trop, car c'était pour la télé à heure de grande fréquentation ; mais le minimum syndical.

Il croyait avoir trouvé son bonheur en s'adressant à la filière artistique de l'Université locale, et avait un rencart avec une jeune élève des plus charmantes, selon ses photos déjà échangées, qui ferait une Eve tout à fait intéressante ; mais le problème n'était pas encore résolu, comme il venait de le découvrir en abordant le professeur de la demoiselle. Eve n'était pas chaude pour exposer ses jolies formes. Il allait falloir s'arranger avec Cristopher pour faire quelque chose de pas trop kitsch avec le thème du buisson et de la feuille de chêne, Caleb le sentait très mal. C'était peut-être l'éducation religieuse reçue dans un très lointain passé, mais il trouvait cette image de gens habillés avec des feuilles profondément ridicule. Ce n'était pas du tout le type d'esthétique, moderne voire futuriste malgré les nombreux éléments naturels présents, qu'il souhaitait donner à sa production.

Il eut beau faire montre de tout son charme naturel, le prof n'était pas emballé. Pour lui, la jeune fille devait mettre en avant ses atouts : son sourire pétillant, son regard, son expressivité - et la nudité risquait de détourner de tout cela le regard d'un spectateur lambda, ce qui serait dommage pour sa carrière. Caleb finit par s'incliner, et prit congé un peu morose, tout déçu d'avoir mis pour rien sa nouvelle chemise bleu marine à imprimé dragon. Il n'avait même pas envie de se changer les idées en empruntant un ouvrage égrillard, ou de piocher quelques influences artistiques pour les prochaines réalisations de Jay, qui, de toute façon, n'avait jamais eu besoin de modèle pour peindre.

Cependant, une conversation au guichet de l'accueil retint son attention. C'était une négociation de type "j'ai besoin de manger pour vivre", ce qui attirait rarement sa compassion à vrai dire, mais la situation était particulière : lui aussi avait besoin de quelque chose, et son opportunisme naturel lui souffla la possibilité d'un arrangement. Il y avait là une femme certes plus âgée que l'étudiante qui lui posait problème, certes plus sobre d'apparence, moins "artistique" dans sa présentation, mais très jolie et mince pour son âge, très brune elle aussi, et avec un petit quelque chose qui lui chuchotait à l'oreille un mot magique : doublure. Un sourire machiavélique s'étendit lentement sur le visage de Caleb, comme une traînée de poudre. Il ne restait plus qu'à mettre le feu.

"Pardon, mademoiselle... madame ? J'ai surpris votre conversation sans le vouloir. Caleb Griffith, d'A.R.Company, pour vous servir." Aiguisant son plus bel accent français, il sortit à nouveau sa carte de visite et la tendit d'un geste qu'il espérait élégant, en se fendant même d'une légère inclination. Sur le sentier de la guerre, tout son attirail de séduction diplomatique était au garde-à-vous.