Pendaison de crémaillère
Micah frissonne, haletant, comme après chaque cauchemar où le sang et les hurlements se mêlent aux crissements de la taule froissée.
A l'aide de sa couette, il essuie ses yeux humides de larmes contenues. Il n'a pas envie de pleurer. Pas vraiment. La violence du cauchemar se dissipe peu à peu tandis qu'il s'ancre de nouveau à la réalité.
Il fait nuit. Un faible rayon de lune passe entre les volets de sa nouvelle chambre. Deux semaines aujourd'hui qu'ils ont emménagé. Deux semaines que Micah goute le confort d'avoir une chambre pour lui tout seul. Pourtant la présence de Sam lui manque. Sa respiration calme lorsqu'elle s'endort, toujours avant lui. Sa petite forme dans la pénombre. Sa présence apaise les flashs de l'accident.
« C'était juste un cauchemar. » se morigène Micah, en se rallongeant dans son lit. Il est grand, il a 18 ans. Il ne va pas prendre son oreiller et investir la chambre de sa petite sœur pour s'en servir de doudou.
Il ne peut pas non plus s'éclipser chez Sebastian. Il a promis. Ça ne l'empêche pas de passer le voir au café, ou chez lui, mais ses visites se font plus rares. Sebastian a ronchonné, mais il a aussi compris. Et puis comme ça, c'est moins difficile de maintenir sa couverture d'homme célibataire.
Des bruits de pas le coupent dans sa réflexion. Des petits pas discrets dans le couloir. Micah se redresse dans son lit et appelle d'une voix rauque de sommeil.
« Sam ? »Pas de réponse. Les pas s'éloignent.
Qu'est ce que Sam fout debout en plein milieu de la nuit ? Elle a fait un cauchemar elle aussi ? Et pourquoi elle ne vient pas le voir ?
L'adolescent se passe la main sur le visage. Merde, maintenant il s'inquiète. Sans doute pour rien en plus. Il jette la couette sur le côté et sort du lit, puis de la chambre. Dans le couloir on y voit comme à travers une pelle, et évidemment il n'a pas encore mémorisé l'emplacement des interrupteurs. Micah tâtonne donc comme un aveugle privé de son fidèle toutou guide (pas comme si Cachou allait surgir et se rendre utile).
Lorsqu'il trouve l'interrupteur et que la lumière revient, quelque chose capture son attention. Des chuchotements. Des chuchotements d'enfants qui se pressent et qui s'enfuient.
« Sam ? » crie Micah plus fermement que la première fois. Les chuchotements cessent aussitôt. Le grand frère se gratte le cuir chevelu, soupire en exaspération.
« Sam, c'est pas l'heure pour jouer à cache-cache. »Il s'adosse au mur, attendant une réponse.
Rien.
« 'Chié. » grommelle t-il en s'élançant dans le couloir. Il le traverse, tourne comme une flèche au coin, décidé à choper son emmerdeuse de sœur.
Et se fige.
La trappe qui mène au grenier est ouverte, escalier baissé, et de la lumière s'échappe de l'ouverture.
Peut-être que c'est son père. Peut-être qu'il a halluciné et que Sam dort tranquillement pendant que son père l'a réveillé en allant au grenier. Il s'est aménagé l'endroit le lendemain de leur arrivée. Il a trouvé des vieilles bandes et décidé de rafistoler l'engin qui sert à les regarder comme si sa vie en dépendait. Micah a vu ça comme une nouvelle addiction pour oublier leurs problèmes. Il n'a rien dit, parce que honnêtement, il préfère voir son paternel développer une passion pour les vieux films, que de le ramasser ivre mort quelque part entre les chiottes et sa chambre.
Dans le doute, Micah grimpe s'en assurer. Il passe d'abord la tête, et découvre un film en pleine projection. Jusque là, rien d'inattendu. Le reste de son corps suit sa tête par la trappe. Il embrasse la pièce du regard. Personne.
Le film tourne à vide. Et quoi ? Il s'est enclenché tout seul ? Micah y jete un œil. Et tout son sang se glaçe dans ses veines.
A l'image, une famille alignée au pied d'un grand arbre se tord et gesticule au fur et à mesure qu'une grosse branche se relève en les soulevant avec elle. Les corps suspendus par des cordes autour du cou, leurs visages masqués par des sacs les empêchent de voir leur propre fin. Pendus. Des adultes et des enfants agonisent sous ses yeux. C'est immonde. Un haut le cœur secoue Micah.
« Mon dieu... » le soupire franchi ses lèvres alors que son corps recule par instinct.
Il a reconnu l'arbre. Le grand arbre près du garage. C'est chez eux. C'est la famille qui vivait ici avant eux. Mon dieu. Les corps ont arrêté de bouger. Ils se balancent lentement au bout de leurs cordes. Micah voudrait détacher son regard mais l'horreur l'accapare malgré lui. Dans sa tête une question résonne tout à coup.
Qui a filmé ça ?Des chuchotements derrière lui. Micah les entend. Ils s'échappent par la trappe. Il s'élance sans réfléchir, à la poursuite... de quoi ? D'un bruit ? De Sam. Son cœur tambourine dans sa poitrine. Il dévale l'escalier, court à en perdre haleine dans le couloir, s'arrête devant la chambre de sa sœur. Sa main tétanisée tremble sur la poignée de la porte. Inconsciemment, il bloque son souffle dans sa gorge, alors qu'il entrouvre la porte.
La lumière du couloir se glisse par l'ouverture et éclaire le lit de Sam. Sa petite forme blottie sous les draps lui tourne le dos. De là où il est, Micah aperçoit sa chevelure dépasser de la couette. Il a l'habitude de la voir dormir et tous les signaux actuels lui indiquent que sa petite sœur est profondément endormie. Son souffle se relâche. Il l'observe encore quelques instants, tandis que ses muscles se détendent et que les images atroces qu'il vient de voir arrêtent de lui danser devant les yeux.
Enfin, il referme la porte, et s'y adosse le temps de trouver le courage nécessaire pour remonter au grenier éteindre le film.
Il va avoir une sérieuse conversation avec son père dès demain.