Trois jours. Cela faisait exactement trois jours que j'étais à Town Square, cette petite ville de l'Oregon, état où je n'avais jamais mis les pieds, en fait. J'étais déjà aller dans les plus grosses villes des États-Unis, mais ne m'étais jamais arrêtée ici. Il fallait me comprendre, j'avais une carrière à l'internationale et généralement, je n'avais même pas le temps de visiter les villes dans lesquelles j'étais, je passais en coup de vent, le tout pour mon travail. Dans ma vie, tout était pour mon travail. J'avais un grand appartement en plein coeur de Londres, mais passait en fait le plus clair de mon temps dans des hôtels. C'était ce que je faisais aujourd'hui-même. J'avais pris deux semaines de vacance, les utilisant pour retrouver ma soeur perdue. Je ne savais pas du tout ce que cela donnerait, si je finirais par passer plus de temps ici, mais pour l'instant, j'avais deux semaines pour la retrouver. Trois jours s'étaient déjà écoulés, mais ils m'avaient servis. Lorsque j'étais arrivée en ville, j'avais fait quelques recherche, demander des informations aux gens de la place. On m'avait alors dit que Neliya travaillait à l'hôpital comme assistante sociale, mais je n'étais même pas sûre que c'était bien elle... Ce n'était pas grave, aujourd'hui je tentais le tout pour le tout. J'étais déjà à Town Square, alors que le travail s'empilait sur mon bureau, il n'était plus temps de reculer.

Lorsque j'étais arrivée à l'hôpital, en fin d'après-midi, on m'avait dit que la jeune femme n'était pas encore arrivée, qu'elle avait passé la journée au lac. Je m'étais donc assise dans l'un des sièges que la petite salle d'attente proposait. Fouillant dans mon sac à main, j'y avais rangé mon Ipad ainsi qu'un livre de poche. J'hésitai quelques secondes entre livre mes courriels ou me perdre dans un livre et finalement optai pour la deuxième option. Je n'avais plus le temps de profiter d'un bon livre, ces dernières années, autant le faire maintenant ! J'avais repéré le bureau de Neliya plus loin, mais ne l'avait pas vue entrer, elle. Tout ce que j'avais entendu, c'était une porte fermer, assez pour me faire lever le nez de mon livre. J'aperçu la lumière s'allumer à travers la petite vitre givrée de la porte et rangeai mon livre. Voilà, c'était maintenant ou jamais. Je pris une bonne inspiration avant de me lever. Je m'approchai de la porte et cognai quelques coups avant de reculer d'un pas. Je n'avais pas aperçu la jeune femme entrer dans son bureau, ce serait donc une première pour moi, la revoir après tant d'années, considérant que c'était bien elle...

Était-ce une bonne idée ? Difficile à dire, maintenant. Je vais de cogner à la porte et j'entendis ce bruit typique d'une chaise qui recule. Les secondes s'écoulaient lentement et la porte s'ouvrit sur un visage qui me frappa par sa familiarité. C'était elle, je n'avais aucun doute. C'était Yelena. Me reconnaissait-elle ? Je sondais le fond de ses yeux, dans l'espoir d'y trouver quelque chose, un indice, n'importe quoi. J'avais besoin qu'elle me reconnaisse avant de dire n'importe quoi... Nos vies antérieurs étaient secrètes, enfouies depuis des décennies dans un endroit quasiment inatteignable. Et aujourd'hui, je daignais tout faire ressortir pour lui annoncer une mauvaise nouvelle: la mort de nos parents. Avec ce malheur, toutefois, j'espérais retrouver un certain bonheur, celui d'enfin ravoir ma soeur. « Bonjour, vous aviez rendez-vous ? » C'est lorsqu'elle parla, dans un anglais parfait, que je remarquai que j'avais retenu mon souffle durant toutes ces secondes. Je laissai ma poitrine se dégonflai et je réalisai que je n'avais pas d'excuse. Dans mon affollement, je n'avais même pas eu l'intelligence de trouver une excuse potable à lui servir, dans le cas où ce n'était pas ma soeur. Je me creusai alors les méninges et essayai de sortir quelque chose le plus rapidement possible. « Non, je suis désolée... Est-ce que je vous attendiez quelqu'un ? » Cela me donnait encore une petite minute pour penser à quelque chose, à moins qu'elle me dise qu'elle avait un rendez-vous dans quelques minutes... J'espérais sérieusement que non, je n'avais même pas pris la peine de m'informer à la réceptionniste. Il fallait dire que mon arrivée à Town Square était plutôt de dernière minute, comme tout ce qui se déroulait ici, en fait. Moi qui étais une habituée de l'ordre et de la minutie, j'étais complètement prise au dépourvu. C'était peut-être l'Oregon qui avait cet effet sur moi... « En fait, hum... » commençais-je, sans trop savoir sur quelle piste me lançai. Puis j'eu une idée. « ... votre visage m'est familier ! Je suis passée ici la semaine dernière... » tentais-je, en espérant être crédible - et souhaitant qu'elle n'ait pas pris congé la semaine dernière ! «... et je vous ai remarqué. Toutefois, je n'ai pas été capable de savoir d'où je vous connaissais. » C'était nul comme excuse. Vraiment très nul. Je doutais que cela ait l'effet escompté, qu'elle me trouve un air de déjà-vu aussi. J'avais juste l'impression qu'elle allait me claquer la porte au nez et appeler la sécurité. J'avais envie de partir me cachai, mais restai dans l'espoir que peut-être...

Mon excuse n’avait aucune crédibilité. Avais-je le droit, alors, de lui demander directement ? Quelque chose comme : Je suis née en Russie, mais je ne suis pas supposée le dire. Si c’était bien ma sœur, elle comprendrait. Si elle ne l’était pas, que se passerait-il ? Elle n’allait certainement pas appeler la police pour leur dire que tous mes papiers, depuis une quinzaine d’années, étaient des faux. À moins qu’elle soit obligée de le faire ? J’en doutais… Et si elle le faisait, qu’arriverait-il ? Je serais probablement renvoyée en Angleterre, où tout serait arrangé. Dans le meilleur des cas, tout serait oublié. Dans le pire, j’allais devoir rentrer en Russie. Si les gens avaient voulu la tête de mon père, leur rancune était-elle encore assez puissante pour vouloir la mienne ? La guerre était terminée depuis un moment déjà, mais je savais que le poste de mon père avait fait perdre beaucoup de vie. J’étais petite à l’époque, je ne pouvais pas le réaliser. « Si vous vouliez me voir, entrez donc dans mon bureau, ce sera mieux que dans le couloir » Je fis ce que la jeune femme me demanda, pesant encore le pour et le contre dans ma tête. J’avais peut-être une autre idée, et j’espérais que celle-ci pourrait la faire réagir. Plus que le fait de lui dire que son visage m’était familier, son excuse avait été très bonne : Town Square semblait être une petite ville. « Je suis désolée, j’ai oublié de me présenter. » Voilà, c’était le moment de lui révéler mon vrai prénom, celui que je n’avais pas prononcé depuis des années. « Je m’appelle Katalina. » lançais-je, faisait ressortir la connotation russe de mon prénom. Si elle n’était pas ma sœur, elle passerait à autre chose sans problème. Si c’était elle, elle réagirait certainement. Je pris une bonne inspiration avant de fixer mon regard dans celui qui était probablement celui de ma sœur. Nous avions les mêmes cheveux blonds, les mêmes yeux bleu-vert, la ressemblance était certainement frappante. Il fallait simplement vouloir la voir.
Une fois que cela fut dit, je fus prise d'un soudain remord. Et si elle ne voulait pas me revoir ? Je revenais dans la vie de ma sœur ainsi, sans avertir, sans rien dire. J'avais une nouvelle à lui annoncer, mais allais-je être déçue par la suite ? J'avais toujours voulu retrouver Yelena - qui maintenant se faisait appeler Neliya, mais je n'avais jamais su si, de son côté, elle avait rayé un trait sur son passé...

La bombe était lancée et je n'avais aucune idée de quelle serait la réaction de Yelena. Enfin, de Neliya. J'épiai son visage, cherchant un signe, quelque chose, n'importe quoi. Elle ferma les yeux et je compris alors que c'était bien elle. Autrement, elle n'aurait pas réagi. « Dis-moi que je ne suis pas en train de rêver et que c’est bien toi ! » C'est lorsque je laissai un soupir de soulagement sortir de ma gorge que je réalisai que, pour la deuxième fois aujourd'hui, j'avais arrêté de respirer tant j'étais stressée. « J’arrive pas à y croire…c’est … j’ai l’impression de rêver » J'avais aussi l'impression de rêver. J'avais réussi ! J'avais retrouvé ma soeur. Tout ce dont j'avais envie, maintenant, c'était de la prendre dans mes bras et de la serrer jusqu'à ce que tout redevienne comme avant. Nous étions séparés depuis plus de dix ans, nous avions du temps à rattraper. Je sentais une boule se former dans ma gorge lorsque le téléphone sur son bureau sonna. Je sursautai à la sonnerie, mais Neliya décrocha assez rapidement. Je le laissai répondre à son téléphone, essayant de me calmer un peu par la même occasion. Je sentais mon cœur battre à toute vitesse dans ma poitrine, ce n'était pas un bon signe. Au moins, j'étais déjà à l'hôpital ! Elle raccrocha quelques instants plus tard et s'approcha. « Tu m'as tellement manqué! » Elle m'avait tellement manqué aussi. Je la serrai dans mes bras, enfin, respirant une odeur qui ne m'était pas familière, mais qui le deviendrait. Je ne savais pas encore pour combien de temps je resterais à Town Square, mais je n'allais pas partir tout de suite. Et puis, ce n'était pas le temps de s'en faire avec ça, il fallait que je profite de l'instant présent. Je sentis alors une larme couler le long de ma joue, tant j'étais contente de retrouver ma petite soeur. « Tu m'as tellement manqué aussi ! » lui murmurais-je. Je relâchai alors un peu mon étreinte pour pouvoir la regarder, mais je le tenais toujours par les bras. « Il va falloir que tu me racontes ce que tu es devenue. » Je lui fis un sourire, essuyant au passage une larme qui coulait sur ma joue. J'étais loin d'être triste, mais c'était la seule façon que mon corps avait trouvé pour manifester ce surplus d'émotions.

Sentir Yelena dans mes bras, il n’y avait rien de mieux. Je l’avais perdu une quinzaine d’année plus tôt et voilà que l’univers m’avait permis de la retrouver, même si c’était pour lui annoncer une mauvaise nouvelle. Celle-ci attendrait, nous avions du temps à rattraper avant que je lui annonce cela. Et puis, le sujet allait peut-être même arriver de lui-même, sans que j’aie besoin de me sentir mal pour le mettre sur le tapis. Heureuse comme je ne l’avais été depuis une décennie, je suivis ma sœur vers le canapé et m’assit à côté d’elle. « Toi aussi ! humm par contre, je peux pas t’appeler…enfin tu vois, comment tu t’appelles aujourd’hui ? » La voyant aussi maladroite, je ne pus m’empêcher de laisser échapper un petit rire qui eut pour effet de détendre l’atmosphère. « Sasha. Maintenant tout le monde m’appelle Sasha. » C’était le nom que mes parents adoptifs m’avaient donnés lorsque j’étais arrivée chez eux, à Londres. C’était ce nom qui était inscrit sur mon passeport, mais que je n’avais pas tellement envie d’utiliser avec Yelena. Toutefois, il le fallait. Je doutais que des espions soient à nos trousses, mais il fallait tout de même être sur nos gardes. Nous n’avions joué aucun rôle durant la Guerre Froide, mais certaines personnes pouvaient très bien encore nous en vouloir. « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? Tu es mariée ?... » C’était un des chemins que j’aurais pu choisir, mais je ne l’avais pas fait. J’avais eu d’autres ambitions que la famille, qui m’avaient menés sur un chemin complètement différent. « Je suis architecte. Je vis à Londres et j’y ai ma propre boîte. Je n’ai aucun homme dans ma vie… et… » Je ne savais pas quoi rajouter pour l’instant, je n’avais pas envie de l’ennuyer avec des détails pour l’instant. Nous avions une vie à nos raconter, nous allions le faire tranquillement, une étape à la fois. « … je dirais que c’est tout. Toi maintenant ! » C’était étrange de regarder sa sœur, si familière, mais avec un passé pourtant totalement différent du miens. Mis à part les années que nous avions vécues ensemble en Russie, tout était différent maintenant. Elle travaillait dans un hôpital dans une petite ville des États-Unis alors que j’avais mon grand appartement qui surplombait la ville de Londres. Pourtant, il y avait ce lien si fort qui nous unissait. « J’ai encore du mal à réaliser ce qui arrive… » Je ne pus m’empêcher de faire un petit sourire à Neliya, qui se voulait rassurant. « Il m’a fallu plusieurs mois pour te retrouver. Cela n’a pas été facile, mais je suis tellement heureuse d’avoir réussi. » Je l’étais sincèrement et je sentis ma gorge s’obstruer par les émotions. J’étais tellement heureuse que je n’avais qu’une envie, en pleurer