Je me souviens encore presque parfaitement de la promesse faite à Megan ce jour là, après que j’ai compris ce qu’était vraiment devenue sa vie, ce qu’elle avait pourtant caché pendant si longtemps. J’ai compris au même moment que j’avais sans doute manqué à mes devoirs familiaux alors qu’elle avait toujours été particulièrement présente dans ma vie, la première et unique personne à avoir pris connaissance de mon attirance physique pour mon cousin et de l’éparpillement de nos liens, de la souffrance ressentie après son départ.
C’est en réfléchissant à cette promesse ainsi qu’aux nombreuses discussions que j’ai pu avoir avec Megan pendant cette année terrible avant que je ne trouve Oxford pour rattraper Tristan, que j’ai compris une chose qui jusqu’alors m’avait échappé : la douleur qui s’insinue, vicieuse, dans mes veines depuis tant de semaines maintenant, est en tous points semblables à celle ressentie alors : la frayeur qu’il me quitte outrepasse toutes les autres peurs et autres sentiments de mon être, parce que je sais par avance à quel point ça fait mal quand il décide de partir. C’est pour ça que je suis dans un tel état, parce que je me refuse à l’horrible souffrance que je m’inflige pourtant de plus en plus à vouloir m’y dérober. Je pousse un soupir en claquant la porte de la maison, fermant les yeux en m’appuyant quelques instants sur le bois. C’est une jeune fille nommée Trish qui a du récupérer Grace à l’école aujourd’hui, Tristan croule toujours sous le boulot et j’avais rendez vous chez un nouveau psychiatre, celui-ci sensé m’aider vraiment étant donné qu’apparemment personne n’y arrive.

Je soupire et me décolle de la porte pour retirer ma veste. La baby sitter s’avance dans le couloir et me salue d’un sourire gentil mais plein de réserve – son sourire change tout de suite d’allure quand elle a à faire à Tristan. Je souris légèrement, elle me montre la porte du salon et hoche la tête. « Grace fait ses devoirs ». Je la remercie et lui ouvre la porte, refermant derrière elle et fermant les yeux, de nouveau, quelques secondes. Il faut que la paranoïa me quitte et que je redevienne celui que j’étais. Mon mariage en a besoin mais il n’est pas le seul, Grace a aussi besoin de son père près d’elle, son autre père. Je grimace un peu, abandonnant la fin de mes affaires à leur sort, et me glisse dans le salon. Ma fille est installée sur une chaise, un stylo à la main. Je crois qu’elle a travaillé plus que nécessaire ces derniers temps, sans doute parce qu’elle avait envie de me prouver quelque chose qu’elle n’a pourtant pas à prouver. Je ne trouble pas le silence religieux dans lequel elle s’est enfermée pour réfléchir, me contentant d’embrasser ses cheveux et de tirer à moi la chaise la plus proche de la sienne. Je jette un œil à son exercice qui est parfaitement rédigé et m’autorise un sourire attendri, si ce n’est profondément fier. Je l’aime tellement, et je suis tellement content qu’elle ait finalement réussi à se sortir de la mort prématurée et triste de sa mère. Pour rien au monde je ne veux la replonger là dedans, mais comment expliquer à une enfant la douleur qui vous arrache le cœur parce que vous aimez trop, ou parce que la vie en a décidé ainsi ?

On ne peut pas. Il n’existe pas de mots pour raconter ces choses là. A des adultes, déjà, c’est compliqué, mais les enfants ne peuvent pas prendre connaissance des retors de l’amour. Il faut qu’elle grandisse, qu’elle aime de tout son cœur et qu’elle finisse par souffrir parce que c’est comme ça qu’on apprend. L’idée me rend malade mais je ne peux décemment pas alerter ma fille contre tous les dangers qui existent, et la raison est encore suffisamment proche de moi pour me le dire. Je souris, calmement, et attrape une mèche de ses cheveux. « Tu as besoin d’aide ? » Je jette un œil, de nouveau, aux lignes de son cahier qu’elle noircit sans relâche et secoue la tête. « Oublie ». Elle n’a pas besoin d’aide, elle a besoin de moi. Je me mords la lèvre et lui pique son stylo, calme soudain. « J’ai une meilleure idée ». Je me lève et la soulève dans mes bras pour l’entrainer vers la cuisine où je la dépose sur le plan de travail. « Papa rentrera bientôt, on devrait préparer le dîner ». Ca fait bien longtemps que je n’ai pas proposé quoi que ce soit, j’espère au moins avoir la force de continuer dans cette voie.

Aujourd’hui, c’est encore Trish qui est venue me chercher. Trish c’est ma nounou. Quand elle vient me chercher, c’est que Daddy doit travailler très tard et que Papa n’est pas guérit. Je l’aime bien Trish. Elle est gentille et elle m’écoute quand je lui parle. A chaque fois, elle me ramène un goûter, puis elle me raconte sa journée et je lui raconte la mienne. Elle rigole quand je parle en français et elle s’inquiète toujours quand je lui parle de Théo qui se moque de moi. Parfois, elle me rappelle un peu maman mais je secoue toujours la tête quand ça arrive pour oublier cette idée. Maman est unique. Je ne sais pas si elle est courant de son histoire et je n’ai pas très envie de lui raconter. On arrive à la maison. Elle me lâche la main pour ouvrir la porte tandis que je fais le point sur ce que j’ai à faire. J’ai des exercices de maths, puis de l’histoire à réviser et une dictée à préparer pour la semaine prochaine. Je sais que j’ai encore le temps mais si je veux la connaitre par cœur, il faut que je le fasse maintenant. Je m’installe dans le salon, sur la grande table, comme d’habitude. C’est ma place pour manger, dessiner, travailler. Trish m’apporte un verre d’eau pendant que je sors toutes mes affaires. « Tu es sûre que tu n’as pas besoin d’aide ? » Je secoue la tête pour refuser. Je dois le faire toute seule. J’hésite, ne sachant pas par quoi commencer. Je choisis l’histoire en premier avec un sourire. On fait l’antiquité, avec les égyptiens. J’adore les histoires des dieux et je suis pressée qu’on aborde la mythologie grecque. Je relis les chapitres que j’ai appris la semaine dernière, et fais participer Trish en lui demandant de me faire réciter. Tout doit être parfait, comme ça je pourrai le faire devant Papa et Daddy et ils seront fiers de moi. Je suis plutôt satisfaite du résultat, sauf quand je me suis trompée sur une définition et quand j’ai confondu deux dieux. Je vais devoir trouver un mémo pour ne plus les confondre. Peut-être que Papa pourra m’aider. Je souris et me promets de lui demander quand il sera là. Je m’attaque à mes exercices de maths avec moins de plaisir que l’histoire. J’ai parfois quelques difficultés, ce qui m’agace un peu. Trish ne peut pas m’aider et donc je dois me débrouiller seule.

C’est mon troisième exercice de maths. Normalement j’ai bientôt finit mais je dois revoir les questions que j’ai fait au crayon. Je note quelques résultats au brouillon sans être sûre de la formule utilisée. Ce n’est peut-être pas la bonne. Je lève la tête pour réfléchir. Quelle formule a-t-on utilisé la dernière fois ? Je ferme les yeux pour revoir la scène et souris. C’est bon ! Je commence à tout noter au propre quand Trish se lève. J’entends des voix dans le couloir et me concentre sur mon exercice. Je le relirai après et j’aurai presque terminé. Je sens une main sur mon épaule et quelqu’un prend place à côté de moi. D’un simple coup d’œil, je vois les boucles de papa. Je continue de noter les formules pendant qu’il joue avec mes cheveux. « Tu as besoin d’aide ? » Je secoue la tête. « Oublie » Je fronce les sourcils. « J’ai une meilleure idée ». Il me prend mon stylo et me prend dans ses bras. On va dans la cuisine et me dépose sur le plan de travail. « Papa rentrera bientôt, on devrait préparer le dîner » Je réfléchis un instant, pensant à mes exercices de maths et à ma dictée. Mais le sourire de Papa me fait arrêter de douter. Puis ça fait longtemps qu’on n’a pas cuisiné ensembles. « On lui prépare quoi ? »

D’un premier abord elle ne semble pas convaincue et parait réticente à l’idée de lâcher son exercice de mathématiques. Je me mords la lèvre, me demande si j’ai fait souffrir ma fille déjà au point de la foutre en l’air, de la priver de bases saines, et de la priver, aussi, de confiance en elle ? J’ai peur, souvent, au-delà de l’impact nocif que j’ai sur mon couple, d’avoir un effet pire encore sur le moral de ma fille et son développement. Grace a déjà eu son lot de malheurs, et finalement, c’est pour elle que je me suis battu contre ces journalistes, mais maintenant ? Si le résultat était pire qu’un étalage de bons sentiments dans la presse ? Je ne sais plus où j’en suis, ni que faire. Tristan tient mon rôle, joue pour nous deux, écoute pour nous deux aussi, mais ma fille s’est renfermée et reporte ses angoisses sur des habitudes perturbantes qu’elle ne veut pas quitter. Fort heureusement, elle me suit quand même dans la cuisine dans un sourire doux qui rassure mon cœur quelques secondes. Je prends sa main, et la fais s’asseoir sur le plan de travail pendant que je sors le livre de recettes que nous a offert ma mère. Maman adorait cuisiner avec Grace, et elle le lui a donné avant que l’on ne déménage. Il faudra que je songe à inviter mes parents quelques jours, mais je préférerai avant ça aller mieux moi-même. Sauf que je n’en vois pas vraiment le bout, et que tout ça risque de prendre un temps considérable. Pour autant, le regard juge de mon père qui est toujours l’homme qu’il a toujours été me fait peur et je préfère ne pas m’y exposer pour l’instant. Il est déjà suffisamment difficile de constater mes échecs personnels à bien des égards pour ne pas en plus que je les expose volontairement aux yeux du monde entier qui n’attend qu’un signe de la tête pour pouvoir émettre un jugement clairement négatif sur mes faits et gestes. La vérité, c’est qu’à la maladie de base s’est ajoutée une dose d’angoisses incontrôlables. J’ai peur de tout, d’énormément de choses, et je vis frustré de ne pas réussir à surmonter tout ça au nom des gens que j’aime et qui m’aiment. Tristan mérite tellement que j’en sorte, que la pression supplémentaire ajoutée me fait perdre pied encore plus.

Mais ce soir, tout va bien. Je suis entre les murs saufs et sûrs de mon appartement, avec ma fille, et tout est tranquille. Je replace une mèche de ses cheveux en plongeant mon regard dans le sien et hausse une épaule. « Si on faisait un gâteau au chocolat, pour commencer simplement ? » Je souris un peu et hoche la tête. « On ajoutera de la noix de coco ? » J’inspire et me mords la lèvre, sortant un bol et les ingrédients pour qu’elle n’ait pas besoin de bouger ni de descendre du plan de travail. Je prépare tout et l’amène jusqu’à elle, puis me pose en appui près de l’endroit où elle est assise. « Je pense que ça fera plaisir à Papa ». Je souris un peu et hoche lentement la tête, mais avant de commencer quoi que ce soit, je me tourne vers elle, plongeant mon regard dans le sien de nouveau. « Est-ce que tout va bien, Grace ? » C’est une question stupide, sans doute, à poser à une petite fille de son âge mais tout de même, j’ai besoin de savoir ce qu’elle ressent. « Je sais que c’est un peu compliqué à la maison, et le changement d’école, d’habitudes, mais il faut que tu te sentes libres de venir nous parler si ça ne va pas, d’accord ? » Je fronce un peu le nez, et inspire.