la pizza est une vertu.

Je ne sais pas si sortir est une bonne idée. Mais pourtant je sors. Je sors parce qu'alterner entre la maison et le bureau va me rendre folle. Parce qu'alterner entre la maison et le bureau devient malsain. J'ai l'impression de m'enliser dans une spirale infernale. Un cercle infini de déprime. Et mon frère l'a bien vu, lui. C'est bien ça, le problème. Il le voit. Tout mon entourage le voit. De là découle un constat assez évident : j'inspire la pitié. Le monde entier semble s'émouvoir de ma condition. Et puis il y a pire. Il y a ceux qui ne savent pas comment réagir. Ceux qui mettent à chaque fois les pieds en plein dans le plat. Qui tentent de me faire me sentir mieux, mais qui au contraire, me minent un peu plus le moral. Et je n'y arrive plus. Je n'arrive plus à supporter tous ces regards et toutes ces attentions. J'ai besoin de me sentir normale. J'ai besoin de me sentir normale pour m'en remettre. Ou pour essayer de m'en remettre, du moins.

Et rien de tel que de rétablir la session pizzas du mercredi midi pour retrouver un peu de ma normalité. Alors oui, je sors. Je sors en famille. Enfin, "en famille". Ma femme est occupée. Contretemps professionnel. Si je suis honnête avec moi-même, je ne peux pas lui en vouloir là où j'aurais sans doute fait la même chose. Seulement, je lui en veux. Je lui en veux de m'abandonner. De ne pas nous accorder plus de temps. Et je sais que ce n'est pas juste de ma part. Que c'est égoïste et capricieux. Que ce n'est d'ailleurs que le temps d'un repas. Mais je lui en veux quand même. Je ne peux pas m'en empêcher.

Elle s'est donc contentée de me déposer en silence devant le restaurant et de repartir aussi vite. Mon frère ne devrait pas tarder, de toutes façons. Il doit aller récupérer Owen à l'école avant de me rejoindre. Je lui en sais gré. Il m'est d'un grand secours maintenant que je n'en suis plus d'aucun. Et pour ça, je ne le remercierai sans doute jamais assez. On ne le remerciera jamais assez.

Je suis là, mes lunettes de soleil sur le nez, assise seule à une table de trois. Assise seule avec mon silence. D'habitude ça ne me dérange pas. D'habitude rien ne me déstabilise. Seulement, aujourd'hui, tout est différent. Je ne vois rien. Je ne vois rien de ce qui m'entoure. Et ça m'intimide quelque peu. J'entends des rires. Des conversations. Des disputes. La petite salle du restaurant résonne. Les hachoirs donnent le ton dans ce que je me rappelle être une cuisine ouverte. Le plancher grince. Le four crépite. C'est assez terrible. La seule chose qui me réconforte, c'est la délicieuse odeur qui serpente à travers tout l'établissement. Mais je garde la face. Je ne laisse rien paraitre. Je ne laisse rien m'ébranler. Je me contente d'attendre. D'attendre là, sagement. De toutes façons, je ne peux pas faire grand chose d'autre. Et je ne suis pas encore assez désespérée pour pleurer. Jillian Delaney ne pleure jamais en public. Un peu d'amour propre s'il-vous-plait.

Un serveur m'amène le thé glacé que je lui ai commandé plus tôt. Je tatillonne un peu la table en bois pour atteindre le verre. Et après quelques secondes, la paille arrive enfin à trouver mes lèvres. Amen. Le thé glacé, quelle invention merveilleuse. C'est agréable, maintenant que l'hiver est passé. Ça désaltère. Et j'ai honte de le dire, mais ça fait passer le temps. Ça fait passer le temps de triturer une paille et jouer de la main avec.

Mes gestes se stoppent dès que je sens une présence approcher. Quelqu'un est près de la table. « Bonjour ? » J'arbore une politesse apparente. Après tout, je suis polie. Non ? Seulement, ma tête reste statique. Il ne manquerait plus que je la tourne dans le mauvais sens et que je m'embarrasse toute seule. Non merci. Je préfère jouer la carte de la sûreté. « Je peux vous aider ? » Ma voix est ferme et assurée. Loin de moi l'idée de faire fuir mon interlocuteur. Mais je parle naturellement comme ça. C'est un automatisme vocal immuable.    

Je regarde le réveil et merde 11h30 ! Je suis une fois de plus à l'arrache. Pour ma défense on a finit tard au Fitz hier soir, les beaux jours arrivant les gens se décident enfin à traîner un peu plus longtemps dans les bars et pour être franche ça fait du bien de retrouver un peu plus d'ambiance festive. Je ne reprends le travail qu'à 18h mais aujourd'hui on est mercredi et je connais suffisamment les Delaney pour savoir qu'il y a de grandes chances pour qu'ils soient à la pizzeria.  Je saute de mon lit, court sous la douche et croise enfin mon reflet dans le miroir. Il n'y a pas à dire depuis que je n'enchaîne plus les nuits blanches j'ai nettement meilleure mine, un petit coup de crème et de mascara et tout va bien.

Ma brosse à cheveux dans une main et la brosse à dent dans l'autre je me mets à faire les cents pas dans mon 40 mètres carrés. Suis-je devenue partiellement folle pour chercher à provoquer une fausse rencontre fortuite avec Max et Jill ? Oui mais voilà je sais que je n'ai pas été l'amie que Max méritait mais il a toujours eu une façon de réagir qui me déstabilise. Moi quand j'en veux à quelqu'un, je crie, je hurle, je casse, je me venge et après on est reparti comme en 40 ! Lui sa rancœur est plus froide mais toute aussi forte, sans qu'il ne semble pour autant vouloir la faire éclater. Sur le papier tout va bien, nous sommes redevenus amis mais en pratique l'ambiance est si froide entre nous qu'il rendrait inutile tout usage de climatisation par temps de canicule. Et moi je ne suis pas douée avec ce genre de conflit latent. Je ne veux pas brusquer les choses donc je ne le harcèle pas de messages et d'appels, mais je tiens tellement à récupérer notre relation passée, celle que j'ai fichue en l'air, que je ne peux pas laisser les choses traîner comme ça. En plus je sais qu'il a besoin de moi, sa vie n'est pas toute rose en ce moment et je veux lui montrer que je peux être là pour lui comme avant, on se rachète comme on peut...

Ça  y est, je saigne de la bouche il est temps d'arrêter avec cette brosse à dent. Et voilà le visage de Jill qui revient me hanter. Je l'ai toujours vu comme une femme forte, intouchable et la voir démunie comme elle l'est actuellement, ça me fait beaucoup plus de mal que je l'aurais cru, alors je n'imagine même pas ce que doit ressentir Max... La situation ne doit pas être facile à gérer et je pense qu'ils ont besoin de lâcher un peu prise.

J'enfile le premier short en jean que je trouve, un débardeur blanc, du parfum, mon perfecto et je quitte mon appartement à toute vitesse, dévalant le vieil escalier en bois avec la délicatesse d'un éléphant. J'enfile mes écouteurs et me dirige d'un pas décidé vers la pizzeria. Il va falloir que je trouve une bonne excuse, je ne suis pas sensée ignorer qu'il s'agit de leur rendez-vous du mercredi midi... Et puis après tout, je n'ai pas toujours l'oeil sur le calendrier, on pourrait être mercredi ou samedi que je n'en saurais rien avec les horaires que je fais au travail en ce moment... Et puis je suis d'origine italienne, c'est légitime de ma part de me réveiller avec une envie de pizza, en plus celles-là sont excellentes...Bon d'accord je mens très mal... Et je n'ai jamais réussi à tromper Max de toute façon, ne rien dire semble peut être ma meilleure option.

J'entre d'un pas décidé dans la pizzeria, s'ils ne sont pas là j'en prends une à emporter sinon... Sinon je m'incruste. Je n'ai pas besoin de chercher bien longtemps que j'aperçois aussitôt la silhouette de Jill qui a toujours eu beaucoup de prestance et son handicap n'avait pas réussi à lui prendre cela. Elle semblait un peu perdue devant son thé glacé. Je range mes écouteurs dans mon sac à main et me dirige vers sa table. Un petit moment d'hésitation qui croyez-moi, vient bien plus de ma machiavélique présence en ce lieu que de la situation de la jeune femme. « Bonjour ? » me dit-elle. « Je peux vous aider ? ».

« Salut ! J'aime quand tu me vouvoies !» Vu son malaise je n'hésite pas à sourire pour essayer de la détendre, il paraît que les sourires s'entendent parfois. Je me baisse vers elle doucement en posant ma main sur son bras « C'est Valentina. ». ma voix se veut familière et rassurante enfin j'ose l'espérer. « Je suis contente de croiser les mêmes bouilles ici, ça te dérange si je m’assoie un instant ? »Après tout pour l'instant elle était seule et je n'avais de toute manière pas très envie de la laisser. Jill n'est pas le genre de femme que l'on laisse seule devant son thé glacé aussi bon soit-il.

Maxwell était en retard. Enfin, il n'était pas tout à fait en retard. À vrai dire, il était presque à l'heure. Ce n'était pas de sa faute si la compagne de Jillian l'avait déposée à la pizzeria en avance, mais il se sentait coupable. Il n'avait pas envie que sa sœur se sente seule, au beau milieu d'une sale d'attente remplie de personnes qu'ils connaissaient depuis des années. Le nouveau handicap de Jillian n'était pas inconnu, loin de là. Cependant, Maxwell connaissait sa sœur, du coup, il savait qu'elle n'était sûrement pas à l'aise avec cet accident. Owen l'attendait à l'école, parce que la compagne de Jill était occupée. De plus, Maxwell adorait son neveu. Il était tellement adorable, et Maxwell était enthousiaste d'avoir un neveu, en attendant d'avoir ses propre enfants. Sa voiture était coincée au feu rouge qui le séparait de l'école d'Owen. Le jeune blond n'était pas très à l'aise derrière son volant. Il avait son permis depuis deux semaines , donc il avait toujours peur de se tromper en appuyant sur le mauvais pédale. Il n'avait pas très envie de se retrouver écrasé contre un mur, du coup il faisait attention à ses pieds. Naturellement maladroit, Maxwell avait eu énormément de mal à avoir son permis, et il était toujours effrayé par la perspective d'avoir un accident. Étant le seul de sa famille à être capable de conduire, il n'avait pas intérêt à détruire la voiture.

La musique italienne de la pizzeria était très entraînante. Maxwell en était pas sûr, mais il était persuadé qu'elle y était même dans la salle de bain. Ça ne l'aurait pas étonné en tout cas. Les propriétaires étaient très exubérants, tout en étant très sympathiques. M'enfin. Maxwell ne leur avait parlés que deux fois, mais leur pizzeria reflétait assez bien leur caractère. Le jeune blond se dépêcha de rejoindre sa sœur. Cependant, un détail attira son attention. Une fille aux cheveux roux était assise face à Jillian. Il s'arrêta un instant. De toute façon, aucune des deux n'était capable de le voir. Owen était en train de tirer ses cheveux, mais Maxwell resta figé sur place. Valentina? C'était fort probable que la fille en question soit son amie, mais il en était pas certain. Il se rapprocha de la table. « Désolé du retard, Jillian, Owen est sorti avec un tout petit peu en retard. » En se retournant, il aperçut Valentina. Elle l'avait tout simplement laissé tomber quelques années plus tôt, mais elle avait essayé de se rattraper. Et même si Maxwell ne l'avait pas complètement pardonnée, ils se parlaient à nouveau. M'enfin, tout était relatif. Ils n'avaient pas encore réussi à renouer le lien qui avait été brisé après la fin du lycée. D'une voix qui se voulait chaleureuse, Maxwell la salua. « Hey, salut Val'! Je ne pensais pas que t'allais être là. » Le jeune blond alla demander une chaise au serveur, avant de faire asseoir Owen à côté de Jillian. Quant à lui, il alla s'asseoir à côté de Valentina. « Donc. Vous allez bien? » Maxwell n'étant pas très doué pour commencer une quelconque conversation, il espérait que sa sœur prenne la relève. Ça aurait été triste de passer une soirée en silence, devant une pizza fumante.

Un des serveurs arriva pour amener les cartes des pizzas, avant de disparaître à nouveau. À vrai dire, Maxwell en avait pas besoin. Depuis tout petit, il commandait toujours la même pizza, autrement dit, une pizza margherita. On lui avait déjà reproché de manquer d'originalité et de passion, mais ce n'était pas si grave que ça. Après tout, personne n'avait le droit de critiquer les goûts des autres niveau pizzas. « Jillian, ta femme va bien? Elle n'était pas censée nous rejoindre? » Maxwell aimait bien la compagne de sa sœur, et son absence le rendait assez triste, à vrai dire. Il prit quelques mouchoirs et les donna à Owen, histoire de s'occuper les mains en attendant de commander sa pizza. Après tout, ça aurait été dommage qu'il se salisse en faisant tomber du saucisson sur ses pantalons.

la pizza est une vertu.

Je la connais. Ou plutôt, je reconnais sa voix. Féminine. Pas excessivement. Mais féminine. Il y a un petit quelque chose qui me conforte. Une pointe de je ne sais trop quoi. J'ai du mal à mettre le doigt dessus. Et je fronce légèrement des sourcils, comme pour passer en revue tous les gens que je connais. A mon plus grand désarroi, je fais choux blanc. A l'instar de tant d'autres fois. Mon esprit est souvent confus. Un long soupir s'échappe d'entre mes lèvres. Je me sens… Désarmée. Fatiguée. Mais mon visage fait front dignement et reste d'un marbre plus tranquille que jamais. Ce n'est que lorsqu'elle pose sa main sur mon épaule et qu'elle me concède son prénom que mon corps se détend. Mes traits s'adoucissent. Un peu. En général, je n'aime pas les surprises. Je suis une femme organisée, méthodique. Et je sais qu'on a tous besoin d'un peu de fantaisie dans nos vies. Mais pas moi. Rabat-joie ? Casanière ? Totalement. J'embrasse pleinement ma nature profonde. Imaginez donc ma détresse face à ma récente cécité. Elle est venue. D'un coup. Venue s'immiscer dans ma vie tel un bulldozer, écrasant mes repères et  mon quotidien bien rangé. Apportant avec elle vulnérabilité et obscurité.

Valentina. Une amie de mon frère. Et par la force des choses, une de mes amis. Si je puis dire. Un rictus cynique s'accroche au bout de mes lèvres suite à sa remarque sur le vouvoiement. D'ailleurs, j'ai du mal à croire à une rencontre totalement fortuite. Elle venait souvent à nos mercredis, avant. Mais on va dire que de mon côté, ça passe. Je fais comme si de rien. J'ai juste un peu peur de la réaction de Max. Il a beau l'air de vivre d'amour et d'eau fraiche, il n'est pas si naïf et compréhensif que ça. J'ose espérer qu'il ne l'est pas, du moins. « Ah Val', quelle bonne surprise ! Vas-y, assieds-toi, je t'en prie. » Il y a une part de moi qui ne veut simplement pas rester seule. C'est pour cette raison que j'accepte si vite. Et puis, Valentina n'est pas non plus de mauvaise compagnie, soyons honnêtes. Exception faite quand elle est bourrée. Et encore, ça reste drôle. « Alors, comment ça va ? » Ma voix se veut hospitalière. Je sais qu'elle essaye de recoller les morceaux avec Max. Elle y arrive petit à petit. Et elle a mon soutien. Je serai toujours du côté de mon frère. Et j'émets des réserves, évidemment. Mais les voir cul et chemise me manque quelque peu.

En parlant du loup. Voila Max. « Pas de problème. » C'est moi qui suis en avance, en fait. Seulement, je n'ai plus le luxe de conduire par moi-même, alors. « Ça va, ça va. Et toi ? Vous êtes arrivés en un seul morceau à ce que je vois. » On s'entend que je ne vois pas vraiment. C'est une habitude orale. Max est une tuile derrière le volant. C'est bien connu. J'ai cru qu'il allait faire un arrêt cardiaque la première fois qu'il a essayé de conduire. Et que j'allais faire un arrêt cardiaque par la même occasion. « Et toi mon bonhomme, ça va ? Ta journée s'est bien passée ? » Je souris et lui ébouriffe gentiment les cheveux. Il me carre à peine, trop occupé avec je ne sais quoi. Ses petites voitures sans doute. Les grincements des roues sont reconnaissables entre mille. Et je me dis que j'aurais sans doute dû les jeter quand j'en avais l'occasion.

Mon attention se reporte finalement sur mon frère, qui note sans mal l'absence de mademoiselle Dixon première du nom. « Elle va bien. Et si, elle était censée. Mais empêchement professionnel de dernière minute. Tu sais ce que c'est. » Une certaine pointe de gêne vacille dans le fond de ma voix. Oui il sait. Pour toutes les fois où je les ai laissés en plan. Je préfère ne pas trop m'étaler. Sujet sensible. Il vaut mieux le détourner. Le détourner subtilement… « Et toi Valentina, qu'est-ce que tu deviens ? » … Ou pas. Quoi ? Elle est là. Autant en profiter pour prendre des nouvelles. Et garder les choses légères. Ce n'est pas le moment de provoquer un mélodrame, Jill. Merci bien.